« Lucienne »

Publié le par Mimi

 

 

Jeu d’écriture (numéro 61) sur Maux d’auteur (http://mda.xooit.com/index.php)

 

Thème libre. Vous devrez inclure dans votre texte (3400 caractères maximum) les deux citations suivantes :


« Rester ici ou partir, cela revenait au même » (Albert Camus, l'étranger)
« On ne peut pas parler avec les femmes » (François Mauriac, le sagouin)

 

 

Rester ici ou partir, cela revenait au même. Once de lucidité dans l’esprit confus de Lucienne, l’amer constat avait surgi dans un fatras de pensées emmêlées. D’ailleurs où était-elle ? Sur cette interrogation, une moue inexpressive apparut sur son visage sillonné de rides. Figée telle une statue, la vieille femme fixait un point invisible sur un horizon imaginaire. Épaules voûtées, assise sur le rebord du lit, elle lissait inlassablement le pilou élimé de sa robe de chambre lavande délavée. Sporadiquement des propos décousus déboulaient en désordre entre ses lèvres. Depuis quand était-elle là ? Ses repères semblaient avoir fondu. Les grains de sa vie s’écoulaient désormais à travers le tamis béant d’une mémoire absente.

 

Les coups frappés à sa porte n’éveillèrent aucunement sa curiosité. La silhouette de Marcel s’avança dans l’embrasure. D’une démarche traînante, le vieil homme s’avança vers celle qui avait partagé son existence pendant plus de soixante ans. Les yeux brillants d’émotion, il déposa tendrement un baiser sur sa joue et regagna le fauteuil près du lit. Chaque visite était un crève-cœur. Sa femme, si belle et coquette autrefois s’était métamorphosée en ombre diaphane. Seul son regard azur avait conservé un semblant d’étincelle. Ce détail était une oasis dans le désert de souffrances qui s’étendait impitoyablement. Depuis plusieurs semaines déjà, Lucienne, égarée dans les méandres d’un univers hors réalité, ne le reconnaissait plus. La maladie avait gommé toute trace du passé et l’avait fait basculer dans une dimension où les visages se confondaient, le temps, l’espace… n’avaient plus de sens ni de signification…

 

Chaque après-midi, tous deux passaient des heures sans parler. Pendant que Lucienne marmonnait ou chantonnait, Marcel repassait en boucle le film de leur vie. Leur rencontre à la fin de la guerre. Un véritable coup de foudre. L’amour, le mariage, les enfants… Tout avait filé comme le vol d’un oiseau dans le ciel… jusqu’au jour où la maladie que l’on devinait s’était clairement déclarée. Il se souvenait précisément de ce repas de Noël. Toute la famille était réunie. Lucienne avait monopolisé l’attention en babillant à tout va sans laisser quiconque s’exprimer. Cette exubérance atypique, à l’opposé à sa nature d’ordinaire discrète avait surpris et même inquiété Marcel. Pour détendre l’atmosphère, il avait prononcé une de ses phrases fétiches : « C’est normal. On ne peut pas parler avec les femmes…. ».  Son épouse s’était instantanément recroquevillée sur elle-même, répliquant sur un ton agressif : « Pourquoi me dites-vous cela Monsieur ? Et qui êtes-vous d’abord ?… ». Les convives avaient cru à un bon mot, une pointe d’humour. Seul Marcel avait compris. Lucienne avait « déraillé »…

 

Les événements loufoques et déroutants s’étaient multipliés. Égarements, logorrhées émaillées de questions et leitmotivs sans intérêt, perte d’appétit, hygiène douteuse... Il avait fallu se rendre à l’évidence, la maladie vampire dévorait son cerveau. Marcel ne pouvant plus assurer une surveillance de tous les instants, elle avait été admise en maison spécialisée.

 

Ce dimanche-là, alors que le vieil homme regardait avec regret les cheveux en bataille de son épouse, il sentit une pointe perforer sa poitrine. En quelques secondes son cœur s’arrêta de battre sous le regard indifférent de Lucienne qui continuait à chantonner…

Publié dans Jeux d'écriture

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