« Rendez-vous »

Publié le par Mimi

 

 

 

Jeu d’écriture (numéro 29) sur Maux d’auteur (http://forum.aceboard.net/i-7663.htm) :

Vous écrirez un texte autour de ces deux phrases, tirées de l'ouvrage : « Le Banc aux Goélands » de Jean-Paul Lamy. La première de ces phrases devra obligatoirement être la cinquième phrase de votre texte. La seconde devra être insérée dans le corps du récit, où bon vous semble.

1. « On ne passe pas ainsi à quelques centaines de mètres d'un pan de son passé sans s'offrir un détour. »
2. « Elle se sentit cernée par la vie, la vie palpitante et impatiente, la vie éphémère et scintillante. »

 

 

Estelle avait fui la Capitale en 1995, jurant de ne jamais y revenir. C’était sans compter sur l’important rendez-vous qui la ramenait exactement au même endroit, treize ans plus tard, presque jour pour jour. Le taxi venait de la déposer devant l’immeuble cossu, avec une heure d’avance sur l’horaire. Subitement, une idée insensée traversa son esprit. « On ne passe pas ainsi à quelques centaines de mètres d'un pan de son passé sans s'offrir un détour », songea t-elle. Soutenue par une canne, sa démarche peu assurée, la mena jusqu’à la fontaine Saint-Michel, autour de laquelle crépitaient les appareils photo d’une kyrielle de touristes. Après une brève hésitation, elle s’engouffra dans la bouche de métro où la chaleur moite fit instantanément ressurgir un flot d’images…

 

À l’époque, la brillante étudiante en sciences économiques d’Aix-en-Provence avait décroché un stage d’été dans une agence parisienne d’un grand groupe bancaire. Ce mardi-là, son manager lui avait accordé une après-midi de liberté. Ravie de l’opportunité, Estelle avait flâné au Luxembourg où « Vingt-quatre heures de la vie d’une femme » avaient été dévorées, à l’ombre des marronniers. Elle avait ensuite écumé les bouquinistes à la recherche d’ouvrages anciens et rejoint le métro à travers les venelles du quartier latin, embaumées d’appétissants fumets de cuisine cosmopolite. À dix-sept heures quinze, tandis que le cœur de pâte d’amande à la fleur d’oranger d’une corne de gazelle fondait délicieusement dans son palais, la rame du R.E.R. avait fait son apparition… dernière vision d’une existence insouciante.

 

Treize ans plus tard, ses pas lourds et saccadés arpentaient ce même quai. Le souvenir sucré, jusqu’à ce jour occulté, avait jailli tel un diablotin hors de la boîte noire de son inconscient. Le retour sur ces lieux générerait-il d’autres flashs ? Cela l’aiderait-il à mieux accepter sa vie ? Une vie qui avait basculé sur un strapontin de métro… Une fraction de seconde avait suffi. La déflagration assourdissante, immédiatement suivie de hurlements de douleur, pleurs insupportables, atroces odeurs de chair brûlée et l’interminable attente des secours. Dans la fumée âcre de la rame éventrée du R.E.R., Estelle avait été catapultée en Enfer, le 25 juillet 1995.

 

Aujourd’hui, la douleur viscérale d’un malaise vertigineux, la faisait suffoquer. L’émotion était trop intense. Dans ses yeux éteints, masqués par d’épaisses lunettes de soleil à monture d’écaille, les larmes roulaient de façon incontrôlable. L’atmosphère confinée était si oppressante. Cette échappée vers le passé était réellement trop éprouvante. À l’évidence, elle n’était pas encore prête. Dans l’indifférence des badauds, elle fit demi-tour et gravit à tâtons, aussi vite que possible, les marches menant vers la sortie de la station.

 

À l’extérieur, Estelle éprouva une furtive sensation de soulagement car un autre stress se profilait à l’horizon. Guidée par les bruits de la rue, ainsi que par son intuition, elle rejoignit en quelques minutes, l’hôtel particulier où l’avenir allait se sceller. Allait-elle enfin pouvoir émerger des ténèbres qui l’asphyxiaient depuis plus d’une décennie ?

 

Lorsque le diagnostic tomba, une incroyable sensation l’envahit. Elle se sentit cernée par la vie, la vie palpitante et impatiente, la vie éphémère et scintillante. Le chirurgien était formel : la nouvelle technique était parfaitement adaptée à son cas. Dans moins d’un mois, elle aurait recouvré… la vue.

Publié dans Jeux d'écriture

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L
Un très beau texte pour une nouvelle première place bien méritée sur MDA.<br /> Et je réitère : c'est bien toi la plus balèze Mimi !<br /> <br /> KST Que c'est très bien !
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