« À droite sur la photo… »
On pourrait imaginer que la Comtesse de Ségur a laissé Camille, Madeleine ou Marguerite s’échapper de leur univers feutré pour atterrir au XXème siècle tant les anglaises finement roulées autour de mon visage mutin me donnent un faux air de petite fille modèle. Toutefois c’est bien moi… au premier plan... à droite sur la photo…
Je souris, certes. Pour la forme seulement. En réalité, je suis mal à l’aise. Cette tenue me déplaît au plus haut point. Maman s’est encore laissée influencer par Suzette, alias « Madame-je–me-mêle-de-tout ». « Celle-ci lui va comme un gant ! » a affirmé l’envahissante. Immanquablement, ma mère a cédé… Ma moue désapprobatrice n’a eu aucun effet.
Un gant ? Foutaise ! Cette robe en coton piqué blanc est beaucoup trop étroite. Et surtout trop courte. Pour couronner le tout, les festons ourlés de ganse bleu marine plaqués sur l’encolure aplatissent ma poitrine naissante et ces bretelles ridiculement ornés de picots ont une fâcheuse tendance à dégouliner sur mes épaules trop étroites. J’ai la désagréable sensation de ressembler à une saucisse mal ficelée dans cet habit du dimanche, même si nous sommes mercredi. Ou bien est-ce jeudi ? Je ne sais plus. Seule certitude, nous sommes en 1968. En été. Depuis trois mois tant de « choses » ont changé ! À l’intérieur de la toute jeune fille que je suis, la révolution a également œuvré. Tout semble chamboulé dans mon existence. Il va me falloir trouver ou construire de nouveaux repères. Sans lui...
Plus je me regarde et plus je hais cette robe. En plus, la dentelle du panty dépasse ! D’accord c’est la mode mais c’est laid. Si laid… On ne les distingue pas mais pour compléter le tableau, mes chaussures me font un mal de chien. Encore un coup de la reine des crêpes. « Elles sont adorables ces sandales blanches ! Prenez-les, Lucienne !… ». Adorables ? Je n’imaginais pas un seul instant qu’un simple morceau de cuir puisse se métamorphoser en instrument de torture. Amusant de penser que des orteils compressés aient la moindre influence sur le sourire. Ou plutôt le manque de sourire. Heureusement, l’expression de mon visage ne laisse rien transparaître. Ou si peu. Il est vrai que je me suis promis de ne pas dévoiler mon désappointement. Tout le monde semble si heureux !… Et je ne vais pas gâcher le mariage de mon frère aîné pour quelques centimètres de tissu manquants et des chaussures trop étriquées même si le véritable déchirement est de réaliser aujourd'hui que lui et moi ne vivrons plus jamais ensemble sous le même toit…
Cliquer ici pour voir la : photo